Comparaison de deux stratégies
de gestion des combustibles irradiés:

Stockage à sec vs.
réduction à la source

No 3




par

Nicolas Tremblay & Philippe Dunsky .

représentant

ENvironnement JEUnesse (ENJEU)

présenté au

Bureau d'audiences publiques sur l'environnement

le 23 septembre 1994





[ TABLE DES MATIERES ]

3.3. Coûts non-monétisables

ENJEU ne dispose pas des informations nécessaires pour faire un estimé du coût des externalités suivantes:

3.3.1 Centrale d'appoint au gaz

La centrale à gaz de Bécancour a été construite afin d'assurer la sécurité de l'approvisionnement énergétique de la centrale de Gentilly-2, en cas de panne ou d'accident.

L'électricité produite à Bécancour est aussi utilisée pour combler les besoins de pointe, soit 300 MW pour à peu près 200 heures par année. L'électricité produite à Bécancour coûte très cher (plus de 30 ¢/KWh) et, n'eut été de la présence de Gentilly-2, d'autres moyens plus économiques pourraient être mis en oeuvre pour régler le problème des fines pointes [56].

3.3.2. Contribution à l'effet de serre

Bien que le carburant principal d'une centrale nucléaire soit l'uranium, beaucoup de combustibles fossiles sont utilisés dans des opérations connexes, nécessaires au bon fonctionnement de la centrale: extraction et transformation de l'uranium, transport du combustible et des déchets sur de longues distances, utilisation occasionnelle de la centrale d'appoint, etc. Cette utilisation de combustibles fossiles contribue à l'accumulation de gas à effet de serre dans l'atmosphère.

L'impact de la contribution de certaines centrales nucléaires sur le réchauffement global a été estimé, mais une telle externalité doit être évaluée spécifiquement pour chaque centrale en tenant compte de tous les facteurs pertinents comme la distance qui la sépare des lieux d'extraction et d'enfouissement.

3.3.3. Incertitude face aux coûts futurs de l'industrie nucléaire

Il est très difficile de prévoir avec certitude les coûts futurs que nos activités nucléaires actuelles vont engendrer. Cette incertitude pourrait nous mettre face à des dépenses considérablement accrues au moment du déclassement et du stockage permanent des matériaux radioactifs.

Resnikoff [57] met en évidence de nombreuses omissions dans les budgets de l'industrie nucléaire canadienne, notamment au chapitre du transport du matériel radioactif, du stockage permanent des déchets nucléaires faiblement radioactifs et du stockage permanent des combustibles irradiés. De nombreux exemples de sous-estimation des coûts documentent ses soupçons.

Notamment, entre 1979 et 1989, les coûts prévus pour l'entreposage permanent des combustibles irradiés au Canada ont augmenté de 32 pour cent et la date prévue de mise en service a reculé de 35 ans [58]. Le coût risque d'augmenter davantage suite aux audiences publiques sur le concept d'entreposage géologique qui débutent cette année. Une augmentation du coût de stockage permanent représenterait une dépense supplémentaire pour Hydro-Québec, au moment de l'évacuation du combustible irradié du site.

Par ailleurs, dans le cas spécifique de Gentilly-2, nous doutons fortement que la centrale puisse fonctionner sans arrêt prolongé jusqu'en l'an 2010. En effet, tous les réacteurs CANDU d'Hydro-Ontario ont exigé, ou vont exiger, un retubelage complet avant leur 24ième année. Si c'était le cas pour Gentilly-2, cela signifierait un arrêt prolongé avant l'an 2007, et des dépenses de l'ordre de 500 millions de dollars [59]. Le choix de retubeler un réacteur n'est pas laissé entièrement à Hydro-Québec. En effet, la CCEA peut décider d'imposer un tel retubelage ou refuser de renouveler le permis d'exploitation de la centrale [60].

Ces risques financiers considérables sont toutefois difficiles à évaluer, et méritent une analyse approfondie qu'ENJEU n'est pas en mesure d'offrir dans la présente étude.

3.3.4 Risque de prolifération nucléaire

Le Canada est signataire du Traité sur la non-prolifération nucléaire. Comme toutes les centrales nucléaires de tous les pays signataires (avec l'exception de la Corée du Nord), Gentilly-2 reçoit régulièrement la visite des vérificateurs de l'Association internationale de l'énergie atomique (AIEA), qui inspectent la gestion des combustibles irradiés et certifient qu'aucun combustible n'a été dévié vers des usages non-pacifiques. Le Canada jouit présentement d'une stabilité politique et d'une reconnaissance internationale qui assurent la sécurité de ses installations nucléaires, et le recours à l'arme atomique semble impossible même à long terme.

Il n'en demeure pas moins que le Canada, via ses installations nucléaires, produit et concentre de vastes quantités de matériel hautement dangereux, qui pourrait servir à la fabrication de bombes, s'il tombait entre de mauvaises mains. La technologie canadienne a d'ailleurs rendu possible le développement de la bombe atomique de l'Inde [61]. Il est fort difficile de prédire quelle sera la situation politique canadienne dans 50, voire 100 ans. Il est aussi fort difficile d'assurer la sécurité de nos installations de stockages face à des groupes terroristes bien organisés.

Peu de chercheurs se sont aventurés à quantifier un risque aussi peu prévisible. Shuman et Cavanagh [62] ont offert un estimé, quantifiant les risques de prolifération comme une externalité valant entre 0 et 11 ¢/KWh. ENJEU, sans vouloir assigner une valeur numérique à ce coût externe, considère important de prévoir et de prendre en considération toutes les dépenses qui pourraient s'avérer nécessaires pour assurer, à très long terme, l'intégrité et la sécurité des stocks de combustible irradié et autres déchets radioactifs au Canada et partout où le Canada exporte sa technologie.

3.3.5 Impact du stress sur la santé publique

Il a souvent été dit que le stress causé par la proximité d'une centrale nucléaire causait plus de maladies que les radiations émises. Le stress est considéré, de plus en plus, comme une véritable maladie avec ses causes, ses symptômes et ses différentes formes de traitement.

Il n'existe pas, à notre connaissance, d'études qui quantifient les dommages causés au public par ce genre de stress, ou qui calculent combien il en coûterait de rassurer la population. 60 pour cent des résidants des environs de Gentilly-2 reconnaissent l'anxiété et le stress comme un des impacts de la centrale [63].

3.3.6 Promotion d'un développement énergétique viable

Le Québec est l'un des rares ensembles géopolitiques dans le monde qui peuvent aspirer, à l'aube du XXIe siècle, à une consommation énergétique éventuellement basée sur des ressources exclusivement renouvelables. Le Québec est notamment doué d'un potentiel énorme en économies d'énergie (45 TWh par an selon Hydro-Québec [64]), en énergie éolienne (la moitié de tout le potentiel canadien [65]), et en énergie photovoltaïque (malgré son climat froid, le Québec vient au deuxième rang dans les pays industrialisés en termes de rayonnement solaire [66]).

La Banque Mondiale offre une liste priorisée des différentes options énergétiques, selon les critères du développement durable [67]. Cette liste est présentée au tableau 4.

Tableau 4

Sources d'énergie à prioriser
pour un développement énergétique viable,
selon la Banque mondiale

Les meilleurs
1. Efficacité énergétique et économies d'énergie
durables
et
renouvelables
2. Énergie solaire passive & hydrogène
3. Énergie photovoltaïque
4. Énergie éolienne
5. Énergie marémotrice
6. Énergie de la biomasse
7. Hydroéléctricité
potentiellement
durable et
renouvelable
8. Énergie géothermique
non-durables
et
non-renouvelables
9. Gaz naturel
10. Huile
11. Charbon
12. Énergie nucléaire
Les pires


Alors que le monde amorce un virage vers les énergies renouvelables et les économies d'énergie, alors que de nombreux pays abandonnent le nucléaire; Hydro-Québec continue d'opérer la centrale de Gentilly-2, en période de surplus. Hydro-Québec a l'occasion de se placer en tête des entreprises de services énergétiques; en diversifiant ses sources d'énergie renouvelables, et en développant son expertise dans le déclassement de centrales nucléaires, expertise qui sera de plus en plus en demande [68]. ENJEU n'a pas évalué le coût de cette opportunité, mais juge qu'il serait opportun de le faire.

3.4. Sommaire des coûts liés au projet de stockage à sec

ENJEU, suite à la lecture et à l'analyse de la documentation disponible, recommande l'utilisation des montants présentés au tableau 5, afin d'estimer le coût social de la poursuite des opérations de la centrale:

Tableau 5

Sommaire des coûts

Coûts financiers
Coûts financiers pour Hydro-Québec2,768 ¢/KWh
Subventions du fédéral à EACL0,16 ¢/KWh
Coûts liés à la santé publique et à l'environnement
Risques pour la santé (centrale)0,0946 ¢/KWh
Risques pour la santé (production de l'uranium)0,17 ¢/KWh
Risques pour la santé (déchets)0,007 ¢/KWh
Risque d'accident2,26 ¢/KWh
Impact sur l'écosystème aquatique0,01 ¢/KWh
 
Coût social:5,4696 ¢/KWh
Coût annuel:273,5 millions/an
Coût pour la période 1996-2010:4102 millions
 
Externalités seulement:2,7016 ¢/KWh
Coût annuel:135,1 millions/an
Coût pour la période 1996-2010:2026 millions
Autres coûts non-évalués
Coût lié à la centrale de Bécancour
Contribution à l'effet de serre
Sous-estimation des coûts prévus pour le stockage et le déclassement
Probabilité de temps d'arrêt prolongé (retubelage)
Contribution possible à la prolifération nucléaire
Impact du stress sur la santé publique
Utilisation d'une technologie inadéquate sur le plan du développement durable


Il n'est évidemment pas souhaitable de considérer ce chiffre de 2,7016 ¢/KWh comme un résultat final. Il représente plutôt un point de départ, à partir duquel un débat public peut s'organiser. Beaucoup de recherches restent à faire afin d'évaluer avec plus de précision l'impact de l'énergie nucléaire sur la société, et la société se doit de réfléchir davantage au choix que représente la poursuite d'un programme nucléaire. Ce qui ressort de notre analyse, et qui est confirmé par la plupart des études publiées sur le sujet, c'est que les externalités liées au cycle de production nucléaire sont trop élevées et trop incertaines pour être négligées.

Aucun des ouvrages consultés ne couvre l'ensemble du cycle nucléaire, et ENJEU ne prétend pas avoir réussi un travail complet de synthèse. La figure 3 présente les valeurs suggérées par différents auteurs, pour évaluer les externalités de l'industrie nucléaire. ENJEU, étant conscient de la nature spéculative de l'évaluation des externalités, recommande d'utiliser la valeur de 2,7 ¢/KWh comme point de départ minimum, étant donné les nombreux impacts exlus de ce calcul.

Figure 3

Valeurs estimées des externalités du nucléaire
selon différents auteurs et ENJEU

Notes:

  • Hohmeyer n'étudie pas le cycle de production de l'uranium
  • Shuman & Cavanagh incluent les risques de prolifération nucléaire
  • Nero n'étudie pas les risques d'accident, ni le cycle de production de l'uranium
  • Chernick ne calcule que les risques d'accident et le cycle de production de l'uranium
  • Pace n'étudie pas le cycle de production de l'uranium
  • Resnikoff n'étudie que le cycle de production de l'uranium




  • 4. Coût du remplacement du projet

    Dans cette section, nous nous attarderons à évaluer quel pourrait être le coût de remplacement du service énergétique fourni par Gentilly-2, si le projet de stockage à sec était annulé ou reporté à plus tard. Il importe encore une fois de mentionner que les données sont insuffisantes pour établir des prévisions précises, et que les coûts associés au remplacement sont dépendants de l'option choisie, qui demeure hypothétique à ce stade.

    4.1.Période 1996-1998

    Un des paramètres à considérer est la situation de surcapacité dans laquelle se trouve présentement Hydro-Québec. Hydro prévoit un surplus de 11 TWh en 1996, et s'attend à une production excédentaire jusqu'en 1998 [69]. L'énergie de Gentilly-2 ne serait donc pas une composante essentielle du bilan énergétique québécois pour cette période.

    Mais selon Hydro-Québec, la puissance nominale de la centrale, soit 685 mw, contribue à combler les besoins de pointe de la province. Ce constat amène Hydro-Québec à estimer à 150 millions de dollars par année [70] le coût de remplacement du service de pointe fourni par la centrale, sans nécessiter de nouveaux équipements, pour les années 1996-98. Ce coût consisterait principalement en un recours accru à divers moyens tels les turbines à gaz, la centrale de Tracy, la centrale de Bécancour, la puissance interruptible, etc.

    ENJEU met en doute cet estimé. En effet, dans son dernier rapport d'équilibre énergétique [71], Hydro-Québec prévoit des besoins de puissance à satisfaire de 39 990 MW en 1996, et de 44 060 MW en l'an 2 000. En contrepartie, la société d'État identifie une puissance disponible dès l'an 1996 de 42 170 MW, et de 43 660 MW en l'an 2000. Depuis la parution de cet ouvrage, Hydro-Québec a annulé 260 MW d'achats de producteurs privés, réduisant d'autant sa puissance disponible. La figure 4 illustre l'évolution de l'offre et de la demande de puissance, avec ou sans Gentilly-2. Cet aperçu de l'équilibre énergétique nous démontre que même en l'absence de la puissance de Gentilly-2, le Québec n'a besoin de puissance additionnelle qu'en 1999. Il est possible qu'Hydro-Québec doive faire appel aux centrales de pointe dans certains cas exceptionnels (un froid record, tel le 17 janvier 1994), mais cet impact nous apparaît négligeable, étant donné la très faible probabilité qu'une telle situation dure plus de quelques heures. La principale perte liée à l'arrêt de Gentilly-2 se fera sentir au niveau des exportations sur le marché "spot", qui ont rapporté en moyenne 2,63 ¢/KWh en 1993 [72]. Le total se monte donc à 131,5 millions de dollars par an, soit 394,5 millions pour la période 1996-98.

    Figure 4


    4.2. Période 1999-2010

    Pour la période allant de 1999 à 2010, si les prévisions de la demande d'Hydro-Québec sont exactes, il serait nécessaire d'investir dans des équipements permettant une production (ou une économie) de 5 TWh/an. Hydro-Québec calcule ce coût de remplacement sur une base de 5,6 ¢/KWh, soit le coût évité (coût réel nivelé en dollars 1999) d'un barrage type, lignes de transmission incluses. Sur cette base, on obtient un coût total de 280 millions de dollars par année, soit 3360 millions (dollars de 1999) pour l'ensemble de la période 1999-2010 [73]. En dollars réels de 1993, ces sommes équivalent à 233,2 millions par an pour 12 ans, soit 2798,8 millions de dollars [74].

    Mais il est fort probable qu'une telle demande n'existe pas. En effet, Hydro-Québec a une tendance historique à surestimer la demande future, ce qui n'est pas sans importance pour les prévisions actuelles. Cependant, si la demande se réalise telle que prévue, nous suggérons comme remplacement une combinaison de mesures d'efficacité énergétiques et/ou la production d'énergie éolienne, soit deux sources abondantes et peu dispendieuses au Québec [75]. En se basant sur des externalités de 0,065 ¢/KWh pour l'énergie éolienne et de 0 ¢/KWh pour les économies [76], et en supposant un usage égal de ces deux ressources, on arrive à une externalité de 0,033 ¢/KWh (dollars 1993), soit 1,65 millions par an, ou 19,8 millions de dollars sur 12 ans.

    Le coût social du remplacement de Gentilly-2, pour la période 1999 à 2010, est donc de 234,9 millions par an, ou 2818,6 millions de dollars au total.

    4.3. L'ensemble de la période 1996-2010

    Sur la base des chiffres calculés précédemment, le coût social du remplacement de la centrale (incluant les lignes de transmission et l'ensemble des externalités) s'établit à 3213 millions de dollars pour toute la période 1996-2010.

    5. Conclusion

    La figure 5 présente une comparaison des deux options qui s'offrent à Hydro-Québec. La première option, celle que favorise Hydro, consiste à poursuivre les opérations de Gentilly-2, en y adjoignant des silos de stockage et des modules CANSTOR. La seconde option consiste à arrêter indéfiniment les opérations de la centrale à la fin de 1995, afin d'éviter le recours au stockage à sec.

    Figure 5


    Notre analyse a démontré que le déclassement prématuré de la centrale de Gentilly-2 est l'option souhaitable. Malgré un coût financier pour Hydro-Québec plus important, le coût social du déclassement est moindre. En effet, la société québécoise économiserait quelque 889 millions (dollars de 1993) en 15 ans. Bien que cette valeur soit assujettie à une vaste marge d'incertitude, la balance penche favorablement du côté d'un déclassement prématuré. Cette conclusion est d'autant plus raisonnable lorsqu'on constate que notre estimé des externalités du nucléaire est relativement conservateur, et exclut plusieurs coûts externes importants. D'autres auteurs ont suggéré des valeurs de beaucoup supérieures à la nôtre (figure 3).

    Si l'on observe le détail des coûts des deux alternatives, on remarque que presque la moitié des économies potentielles, soit 370 millions de dollars, sont imputables aux trois premières années d'un arrêt de Gentilly-2 (1996-98). Ces économies sont dues à la situation de surcapacité dans laquelle se trouve présentement le Québec.

    Il semble donc avantageux de procéder sans délais à l'arrêt des opérations de la centrale Gentilly-2. Les trois premières années de fermeture à elles seules représenteraient une décision d'affaire fort stratégique: mettre en congé une centrale dont la production n'est pas requise, et étudier plus avant les coûts réels associés à la filière nucléaire.

    [ Stockage à sec -- No 4 ]


    [ Exemple de mémoire ]

    [ Répertoire du RSN ]

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