La détérioration des conduites d'alimentation
dans les réacteurs CANDU.

Gordon Edwards, Ph.D.
janvier 1997


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  • La nature du problème

  • La fusion du coeur: quelques faits

  • La gravité d'une rupture de petite conduite

  • De retour au conduites d'alimentation



  • La nature du problème

    Début janvier 1997, on apprend que les réacteurs CANDU en service au Québec, au Nouveau-Brunswick, en Corée du Sud et en Argentine -- auxquels il faudrait probablement ajouter ceux qui se trouvent en Inde, au Pakistan et en Ontario -- souffrent d'une alarmante détérioration de la résistance et de l'intégrité de certains petits tuyaux appelés conduites d'alimentation. Il y en a des centaines dans chaque réacteur CANDU.

    La face avant d'un réacteur CANDU (en construction).
    On peut apercevoir des conduites d'alimentation plus à droite.

    ~ Photographie de Robert Del Tredici ~


    Les conduites d'alimentation ont une importante fonction: elles transportent le caloporteur -- le liquide qui sert à refroidir le combustible nucléaire -- prévenant ainsi la surchauffe du coeur du réacteur, la fusion de celui-ci et le rejet dans l'environnement d'un part importante de l'énorme quantité de poisons radioactifs qui s'y trouve.

    À cause de la corrosion, les parois de ces petits tuyaux sont dangereusement amincies; on parle d'une réduction de trente pour cent dans certains cas. Si on ne corrige pas cette situation, il faudra obligatoirement fermer d'ici 5 ans, pour raisons de sûreté, les réacteurs les plus touchés, soit ceux de Pointe Lepreau (au Nouveau-Brunswick), Gentilly-2 (au Québec) et Wolsung (en Corée du Sud).

    Le coeur du réacteur étant le coeur de la bête, les conduites d'alimentation en sont les artères et le caloporteur, le sang. La rupture d'une artère dans le corps humain suscite une crise majeure: une perte de sang trop élevée et le coeur s'arrête de battre. De la même façon, si une rupture soudaine se produit dans une ou plusieurs des conduites d'alimentation d'un réacteur CANDU, il y a bel et bien une sérieuse urgence qui nécessite la fermeture complète du réacteur; la fusion du coeur du réacteur devient alors une possibilité réelle.

    La fusion du coeur: quelques faits

    Si le coeur d'un puissant réacteur nucléaire n'est pas suffisamment refroidi, pour quelque raison que ce soit, il se mettra spontanément à fondre lorsqu'il aura atteint les 2 700 o C (ou 5 000 o F). Lorsque cela se produit, des centaines de poisons radioactifs -- produits par la réaction de fission -- s'échappent dans le bâtiment du réacteur, et une partie de ceux-ci dans l'environnement entourant la centrale. La quantité qui s'échappe dépend de plusieurs facteurs, dont l'intégrité du bâtiment, l'état des équipements, les gestes posés par les ouvriers et les décisions prises par les responsables dans la salle de contrôle de la centrale. À Tchernobyl, en Ukraine, on estime qu'à ce jour entre 3 et 5 pour cent de tous les produits radioactifs du réacteur gravement endommagé se seraient échappés dans l'environnement global.

    Nombre de gens, peu avertis en matière de fission nucléaire, croient que le danger d'une fusion du coeur est passé dès qu'on arrête une réaction nucléaire. Il n'en est rien. Même lorsqu'un réacteur est complètement arrêté, le danger d'une fusion du combustible subsiste pendant des jours et même des semaines. C'est de la chaleur dégagée par l'intense radioactivité des produits de fission dans le combustible irradié que provient le danger. Cette chaleur -- qu'on appelle chaleur de désintégration radioactive -- ne saurait être freinée. Elle suffit amplement pour faire fondre le coeur d'un grand réacteur de puissance et c'est sûrement ce qui se produirait si jamais il y avait absence d'un liquide de refroidissement quelconque pour enlever du coeur la chaleur de désintégration.

    Reconnaissant le danger de cette situation pour la santé publique et l'environnement, les concepteurs ont doté les réacteurs d'un « Système de refroidissement d'urgence du coeur » (SRUC) qui consiste en un grand réservoir d'eau ordinaire; cette eau servirait à refroidir le combustible si jamais il y avait un accident de type «Perte de caloporteur » (PERCA) qui pourrait être dû, par exemple, à une rupture grave dans une conduite d'alimentation du système de refroidissement primaire.

    Mais il y a un hic. Le SRUC n'est pas toujours disponible, même lorsque le réacteur fonctionne à pleine capacité. Une défaillance mécanique ou une erreur commise par un opérateur peuvent mettre le SRUC hors service, au complet ou en partie, le rendant indisponible, et ce à l'insu des opérateurs de la centrale. Cela continue de se produire d'année en année: pendant certaines périodes, le SRUC n'est pas disponible en tout temps. Il en va de même pour d'autres systèmes de sûreté, tels le système de confinement et le système d'arrêt d'urgence. La Commission de contrôle de l'énergie atomique note et enregistre l'indisponibilité de tous les systèmes de sûreté des réacteurs canadiens et en publie les statistiques. Il y a donc une possibilité réelle, aussi mince soitelle, qu'un ou plusieurs de ces systèmes soient indisponibles lorsqu'ils s'avèrent nécessaires. En de telles circonstances, bien sûr, la probabilité d'une fusion du coeur est beaucoup plus élevée qu'en temps normal.

    La gravité d'une rupture de petite conduite

    En 1974, l'agence américaine de contrôle de l'énergie nucléaire, la U.S. Nuclear Regulatory Agency, publiait un rapport intitulé Reactor Safety Study, communément appelé le rapport Rasmussen, du nom de son auteur, Norman Rasmussen, alors chef du département de génie nucléaire du Massachussetts Institute of Technology. L'auteur de ce rapport en 12 volumes -- la plus ambitieuse étude faite à ce jour portant sur les accidents nucléaires -- conclut que la rupture de petites conduites dans le circuit primaire de refroidissement est le facteur qui pèse le plus lourd dans la balance lorsqu'on cherche à évaluer la probabilité en général d'une fusion complète du coeur d'un réacteur.

    En 1977, mon collègue Ralph Torrie et moi avons fait valoir devant la Ontario Royal Commission on Electric Power Planning (une commission royale d'enquête ontarienne chargée d'examiner la planification de l'énergie électrique) que les réacteurs CANDU comptent beaucoup plus de petites conduites (comme par exemple les tubes de force et les conduites d'alimentation) que les réacteurs américains de quelque modèle qu'ils soient; il s'ensuit que la probabilité générale d'une fusion complète du coeur d'un réacteur CANDU serait aussi grande et peut-être même plus grande que celle d'un réacteur américain à eau légère.

    Voici ce que concluent les auteurs du rapport de cette commission royale, qui s'intitule A Race Against Time (qui signifie: une course contre la montre), paru en 1978:

    «La probabilité d'une fusion du coeur à Pickering est censé être de l'ordre de 1 par million d'années. [...] Cependant, deux critiques nucléaires qualifiés qui ont participé aux audiences publiques, le docteur Gordon Edwards et Monsieur Ralph Torrie, ont fait valoir que la probabilité [...] pourrait être environ 100 fois plus élevée que la probabilité théorique.

    Leur évaluation se fonde sur le fait, d'une part, que le taux de défaillance dans les conduites à haute pression dans le circuit caloporteur primaire est en effet 10 fois plus élevé que ce qu'on avait présumé jusqu'alors et d'autre part, qu'il a été démontré que la disponibilité du SRUC à Pickering s'avère être 10 fois moindre que celle postulée par les concepteurs.

    Nous sommes d'avis que l'évaluation Edwards/Torrie est plus près de la réalité que la probabilité théorique, entre autres parce que le rapport Rasmussen a conclu que la probabilité d'une fusion du coeur d'un réacteur à eau légère américain est de 1 en 20 000 ans. (Qui plus est, on laisse entendre que ce chiffre pourrait être imprécis, et ce par un facteur de 5, "dans un sens ou dans l'autre.")

    Supposons à titre d'exemple qu'il y ait 100 réacteurs en service au Canada d'ici 40 ans; dans ce cas et en optant pour l'estimation la plus pessimiste, la probabilité d'une fusion du coeur d'un réacteur serait de l'ordre de 1 en 40 ans.»

    [A Race Against Time, 1978 , pages 78-79, trad. RSN]

    Puis il y eut en 1979 l'accident de Three Mile Island (TMI): on passa à un cheveu près d'une fusion complète du coeur du réacteur. Le Président Carter nomma le mathématicien John Kemeney à la tête d'une commission spéciale pour enquêter sur les causes et les conséquences de cet accident. La Commission Kemeney en conclut que l'accident de TMI était un accident de type «rupture de petite conduite». Même si l'accident fut causé par une soupape coincée plutôt qu'un tuyau cassé, la commission trouva que le déroulement de l'accident et ses conséquences étaient tout-à-fait semblables à ce qui se serait produit s'il y avait eu rupture d'une petite conduite dans le circuit de refroidissement primaire.

    De retour au conduites d'alimentation

    C'est à lumière de ces constatations qu'on devrait évaluer la portée de la récente découverte de l'amincissement des parois de conduites d'alimentation dans des réacteurs CANDU en service. Plus les parois s'amincissent et vieillissent, plus la probabilité d'une rupture de petite conduite augmente dans un réacteur CANDU en service. Même si une telle rupture de petite conduite ne conduit pas toujours à une fusion du combustible, il n'en demeure pas moins que la fusion du coeur du réacteur en est une conséquence possible. Si le calcul de probabilité de la commission royale d'enquête ontarienne s'avère juste, les chances que se produise une fusion du coeur dans chacun des réacteurs CANDU durant ses 30 années de service sont d'environ 1 sur 66 -- même sans tenir compte de l'amincissement des conduites d'alimentation. Cette probabilité est beaucoup plus élevée que celle de gagner un prix d'une certaine valeur à la loterie provinciale.

    On pourrait, bien sûr, remplacer les conduites d'alimentation -- mais à quel prix? En 1983, il y eut rupture soudaine d'un tube de force dans un des réacteurs de Pickering: en fait, un accident de rupture de petite conduite. Heureusement, cet accident n'entraîna pas de rejet d'importance de substances radioactives. Mais les réparations qui s'ensuivirent -- soit le remplacement de tous les tubes de force des réacteurs 1 et 2 -- coûtèrent 700 millions $ et occasionnèrent la fermeture des deux réacteurs pendant quatre ans. Au début des années quatre-vingt-dix, les gens commencèrent à se rendre compte des énormes difficultés financières d'Ontario Hydro, occasionnées presque entièrement par son programme de réacteurs nucléaires.

    Après tout ce qui précède, il est démoralisant de voir que notre gouvernement fédéral, qui a donné, jusqu'à ce jour, plus de 13 milliards $ en subventions directes à l'industrie nucléaire canadienne, n'a soumis ses politiques nucléaires ni à une enquête publique, ni au Parlement pour y être débattues. Jean Chrétien continue à subventionner et à faire la promotion de l'industrie nucléaire canadienne sans mandat politique clair et sans fournir aux citoyens de moyens démocratiques et transparents qui permettraient à ses détracteurs de défier l'industrie d'avancer tous les chiffres qui permettraient de juger des avantages, coûts et risques de cette dangereuse technologie.


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